Censure et manuscrits

On a beaucoup parlé récemment, et depuis plusieurs années, du problème de l’expression publique chez certains intellectuels qui, à tort ou à raison, dérangent. N’y allons pas par quatre chemins, les prises de position d’Eric Zemmour ne passent pas inaperçues et ont créé un grand débat : faut-il, oui ou non, laisser tout dire ? La censure serait-elle revenue au goût du jour ? L’idée est lancée.

La censure existe depuis que le pouvoir existe. Remontons aux origines du mot, qui provient de la fonction de censeur à Rome, dont le rôle était de sauvegarder les bonnes mœurs dans l’Empire. De même en Grèce : si elle ne s’appelait pas ainsi, c’est bien la censure qui fut à l’oeuvre lors de la condamnation à mort de Socrate, accusé par le pouvoir de corrompre la jeunesse par son enseignement qui remettait en cause les acquis du temps, principe même de la philosophie.

Mais c’est à partir du XVIème siècle que la censure devient une véritable institution qui accompagne et contrôle les progrès de l’imprimerie naissante. Les livres, désormais disponibles à plusieurs milliers d’exemplaires constituent alors un danger potentiel pour le pouvoir. En France, c’est François 1er qui charge le Parlement et la Sorbonne de contrôler les impressions trangressives, mises au bûcher, quand leurs éditeurs ne subissaient pas le même sort. En 1546 on brûle ainsi un imprimeur, Etienne Dolet, en plein Paris, Place Maubert. Renaissance des arts et des lettres, certes, mais la censure n’est jamais bien loin, qui punit violemment les hérétiques, les libres penseurs, les éditeurs trop aventureux.

Au XVIIème siècle, la censure passe aux mains du gouvernement qui entend combattre non plus tant l’hérésie religieuse que les libelles injurieux qui pullulent dans Paris, tels les fameuses mazarinades, du nom du Premier Ministre de Louis XIV. Les métiers du livre sont alors de plus en plus sous la férule du pouvoir, qui accorde des privilèges d’impression par l’intermédiaire des censeurs. C’est ainsi que tous les ouvrages autorisés bénéficient de la mention « avec privilège du roy » sur la page de titre, comme on peut le voir sur cette page de titre de Molière (figure 1).

Les impressions clandestines proviennent alors souvent de l’étranger, en particulier de Londres, Genève ou Amsterdam, villes passées maîtres dans la diffusion d’ouvrages interdits en France. En voici un exemple : les (fausses) lettres de la Marquise de Pompadour (figure 2).

 

Le XVIIIème siècle conserve donc encore une censure active, paradoxe ultime pour le Siècle des Lumières et de l’Encyclopédie. Parfois embastillés, mais jamais plus exécutés, les écrivains se voient relativement tolérés par Louis XV, influencé en cela par sa maîtresse la Marquise de Pompadour, proche des philosophes. Louis XVI ne baisse pas la garde et le fameux monologue de Figaro porte un coup dur à la censure, en proclamant haut et fort que « sans la liberté de blâmer il n’est point d’éloge flatteur ». Reproduisons ici une très belle lettre de Beaumarchais qui se félicite d’avoir fini par obtenir l’autorisation du roi réprésenter sa pièce en mars 1784, et qui vient d’être mise aux enchères par la maison de ventes Fraysse et associés : « j’ai, mon vieil ami, le bon du Roi, le bon du Ministre, le bon du surintendant de police » (figure 3).

 

C’est avec la Révolution que tout bascule vraiment : la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen proclame la liberté de publier et d’exprimer ses idées. Citons ici l’article 11  de cette Déclaration, qui est on ne peut plus clair à cet égard :  « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. »

Hélas, l’euphorie révolutionnaire se heurte bien vite à la réalité des gouvernements successifs, et dès 1793, la Convention revient sur une loi jugée beaucoup trop contraire à la bonne marche du régime. La censure sous la Terreur n’a rien à envier à celle de 1546 qui envoyait Dolet au bûcher. Napoléon, Louis XVIII, Charles X eux aussi feront soumettre à la censure de nombreux écrits, et c’est même ce qui provoquera la chute de ce dernier en 1830 après la promulgation d’ordonnances contre la liberté de la presse.

Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III qui s’est lui-même fait connaître par ses écrits, sera pourtant très sévère sur les publications, en particulier sur la presse florissante : deux condamnations en moins de deux ans et c’est la fermeture du journal.

 

Outre la censure politique, une nouvelle forme d’interdiction se développe et qui rejoint finalement la signification romaine du mot : les ouvrages jugés contraires aux bonnes mœurs sont condamnés, et ce ne sont plus les éditeurs que l’on poursuit mais bien les auteurs eux-mêmes.

 

C’est dans ce contexte que je vous présente aujourd’hui une importante lettre de Gustave Flaubert, de mon ami Julien Paganetti de la Librairie Autographes des Siècles (https://www.autographes-des-siecles.com/). Madame Bovary, célèbre roman de Flaubert que nous avions déjà évoqué dans notre premier article, est victime des foudres des censeurs en 1857, année maudite pour la littérature puisqu’à la fois Flaubert et Baudelaire sont inquiétés. Motif: outrage à la morale publique. Certains passages décrivant l’adultère d’Emma Bovary passent pour obscènes aux yeux des censeurs. De la description à l’incitation, il semble n’y avoir qu’un pas, selon les procureurs. Flaubert est sceptique sur l’issue de son procès. Le 23 janvier, il envoie cette lettre :  « Ils me condamneront je n’en doute pas. » (figure 4).

 
« Mon cher ami, J’ai à vous annoncer que je passe demain à 10 h. du matin en police correctionnelle, 6e chambre. Je n’espère rien – pas même la remise des débats car Me Senart ne peut plaider pour moi demain. On passera peut-être par là dessus ? puisqu’on m’a poursuivi à travers tout et malgré tous. Je voulais vous offrir un volume. Ces MM. du parquet m’en empêchent – ils me condamneront je n’en doute pas. Voilà une manière de protéger la littérature – violente ! »
 

Pourtant, il n’y aura pas de condamnation, Flaubert s’en sortira avec un simple blâme pour le « réalisme vulgaire et souvent choquant » de son oeuvre. En d’autres termes, les autorités ne cautionnent pas, mais autorisent. Baudelaire, lui, n’aura pas cette chance. Il sera condamné à une amende de 300 francs et à une censure partielle de ses Fleurs du Mal.

 

Le retour à la République à partir de 1871 adoucira considérablement la censure tout en fixant des limites telles que l’incitation au meurtre, et, plus étonnant, la publication de fausses nouvelles. Et oui, les fameuses « fake news » si présentes aujourd’hui ne datent pourtant pas d’hier. Les deux Guerres Mondiales sont évidemment des régimes d’exception qui rétablissent une forme de censure, mais globalement, elle disparaît au cours du XXème siècle. On peut parler et écrire librement… « sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi» : atteinte à la vie privée, incitation à la haine, discrimination, atteinte à l’honneur d’une personne et bien d’autres cas particuliers dont l’exégèse est au centre des débats actuels. Chacun se fera son opinion à la lumière de cette petite histoire de la censure.

 

Enfin, en guise de clin d’oeil à Charles Aznavour, ce grand artiste qui vient de nous quitter, cette belle chanson sur la censure : Délit d’opinion.

 

 

 

 

 

 

 

 

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