Romain Rolland (1866-1944), écrivain

Manuscrit autographe signé, sans lieu, 2 novembre 1914

4 pages in-folio, quelques rousseurs, pliures marquées

Très rare manuscrit entièrement autographe et signé de l’un des chapitres d’« Au-dessus de la mêlée ».

Célèbre manifeste pacifiste rédigé par Rolland depuis la Suisse, il regroupe dix-sept articles publiés d’août 1914 à août 1915 fustigeant les élites qui ont précipité leurs peuples pourtant civilisés dans un conflit mondial aux conséquences funestes pour les hommes et pour le patrimoine.

Le chapitre dont nous proposons le manuscrit constitue la partie VII de l’ouvrage, intitulée « Au peuple qui souffre pour la justice ». Il fut publié à l’origine dans le King’s Albert Book, un ouvrage collectif célébrant la résistance du peuple belge à l’envahisseur allemand et dont les bénéfices devaient aller au fonds d’aide à la Belgique. Cet recueil, imprimé en Grande-Bretagne sur les presses du Daily Telegraph, regroupait les contributions politiques, littéraires et artistiques de nombreuses personnalités de l’époque, dont quelques célèbres Français : Bergson, Monet, Debussy, et donc Romain Rolland.

Sur les trois pages qui forment ce manuscrit, Rolland exalte la culture belge, qui « ruisselle » sur l’Europe depuis la Renaissance. Il glorifie la résistance héroïque de « la petite armée belge tenant tête, trois mois, au colosse germanique ».

Le texte que nous proposons comporte quelques variantes par rapport à la version publiée dans le Albert’s Book puis dans « Au-dessus de la mêlée ». Cette première version semble inédite. Elle constitue en cela un témoignage aussi rare qu’ intéressant du processus créatif de Romain Rolland :

                                                  Au peuple qui souffre pour la justice

La Belgique vient d’écrire un chant d’épopée, dont les échos retentiront dans les siècles. Les Thermopyles de Liége, Zeman Leonidas – la petite armée belge comme les trois cents spartiates tenant tête trois mois au colosse germanique — Louvain, comme Troie, brûlée, — la geste du roi Albert entouré de ses preux, — quelle ampleur légendaire ont déjà ces figures, que l’histoire n’a pas encore fini de dessiner ! L’héroïsme de ce peuple qui s’est, sans une plainte, sacrifié tout entier pour sauver son honneur, a éclaté comme un coup de tonnerre en un temps où l’esprit de l’Allemagne triomphante faisait régner sur le monde la conception d’un réalisme politique, brutalement appuyé sur la force et l’intérêt. Ca a été la libération de l’idéalisme opprimé de l’Occident. Et que le signal ait été donné par cette petite nation a semblé un miracle.

Les hommes appellent miracle l’apparition subite d’une réalité cachée. C’est le brusque danger qui fait connaître les individus et les peuples. L’âme profonde se révèle. Ce n’est pas une âme nouvelle. – En cette heure redoutable, la Belgique a vu soudain surgir le génie caché de sa race. La valeur qu’elle a montrée, dans les trois derniers mois, frappe d’admiration ; elle ne doit pas surprendre qui connaît l’histoire de ce peuple,- petit par le nombre et l’espace, – l’un des plus grands d’Europe par sa sève abondante et géniale. Les prouesses des Belges d’aujourd’hui sont les mêmes que celles des Flamands de Courtrai. Les hommes de cette terre, — tour à tour victorieux et victimes, Artevelde et Egmont, – n’ont jamais craint d’affronter leurs puissants voisins, les rois et l’empereur. Ce sol qu’a détrempé le sang de millions de combattants est le plus fécond d’Europe en moissons de l’esprit. C’est de lui qu’est sorti l’art de la peinture moderne, que l’école des van Eyck rayonna sur le monde, au temps de la Renaissance. C’est de lui qu’est sorti l’art de la musique moderne, de cette polyphonie qui ruissela comme un fleuve sur la France, l’Italie et l’Allemagne pendant le XVIe siècle. C’est de lui qu’est sortie cette superbe floraison poétique d’aujourd’hui. Les deux grands écrivains qui ont porté dans l’univers la gloire des lettres françaises dans l’univers, Maeterlinck, Verhaeren, sont fils de la Belgique ; et le bon César Franck, dont le pieux génie rouvrit à la musique une source de beauté profonde et compatissante, nous est venue de Liège, la cité des héros.

C’est le peuple qui a le plus souffert et qui a le plus vaillamment, le plus gaiement supporté, le peuple martyr de Philippe II d’Espagne et du Kaiser Wilhelm. Et c’est le peuple de Rubens, le peuple des Kermesses et de Till Ulenspiegel. Son passé nous répond de son avenir.

Quand on a lu l’étonnante épopée de Charles de Coster, les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedjak, ces deux compères de Flandre, dignes de donner la main l’immortel Don Quichotte et à son Sancho Pança, — quand on a fait la connaissance de cet indomptable Till, rude et facétieux, révolté de nature, qui fronde toutes les puissances, qui traverse toutes les épreuves, et qui en sort toujours guilleret et riant, — on se sent rassuré sur les destins du peuple qui l’a enfanté ; et aux heures les plus sombres, on sait que reviendront bientôt les jours de victoire et de liesse. La Belgique peut être conquise. Le peuple belge, non. Le peuple belge ne peut être vaincu. Le peuple belge ne peut mourir.

À la fin du récit de Till Ulenspiegel, alors qu’on le croit mort et qu’on va l’enterrer, il se réveille :

« Est-ce qu’on enterre, dit-il, Ulenspiegel l’esprit, Nele le cœur de la mère Flandre ? Dormir, soit, mais mourir, jamais ! Viens, Nele ! »

Et il partit avec elle en chantant sa sixième chanson ; mais nul ne sait où il chanta sa dernière »

O voix qui réveillas le sommeil du vieux monde, Belgique notre sœur, continue de chanter ! Nous reprendrons avec toi le refrain héroïque.

2 novembre 1914

ROMAIN ROLLAND »

Il n’existe aucun autre manuscrit de cette œuvre fondatrice actuellement sur le marché.

5000 EUR