[Charles X (1757-1836), Roi de France] /[Metternich (1773-1859), Chancelier]
Manuscrit autographe, 16 juin 1826
33 pages in-8, écrites sur des demi-feuillets
Dense et passionnant compte-rendu d’une conversation secrète entre Charles X et l’émissaire du tout-puissant Chancelier autrichien Metternich, le Prince Alfred von Schönburg. Le diplomate retranscrit, à l’attention de son maître, les confidences du Roi de France sur de nombreux sujets internationaux, notamment sur son allié l’Empereur d’Autriche François 1er, mais aussi sur l’imprévisible Nicolas I, nouveau Tsar d’une Russie instable et sur les risques d’une guerre internationale. Charles X s’inquiète également de l’agitation révolutionnaire en Europe et de l’instabilité politique en France. Au gré de la conversation, Schönburg, en fin diplomate, glisse à l’oreille du souverain quelques messages bien pensés favorables aux intérêts de l’Autriche : par l’intermédiaire de Schönburg, c’est Metternich qui avance ses pions.
Véritable leçon de géopolitique par le Roi de France, ce manuscrit secret et inédit nous plonge dans les arcanes de la diplomatie internationale à l’époque de Charles X.
En voici des extraits significatifs (33 pages au total!), auxquels nous ajoutons quelques notes pour une meilleure compréhension du contexte :
« A son Altesse Monsieur le Prince de Metternich, Chancelier de Cour et d’Etat
Paris, le 16 juin 1826
Le Roi m’ayant fait l’honneur de m’accorder une audience particulière à St Cloud, a daigné me recevoir seul dans son cabinet avec cette affabilité qui lui est propre et que personne ne saurait mieux connaître que Votre Altesse.
La première chose que me dit le Roi, c’est de m’exprimer combien il était heureux de recevoir toujours des nouvelles satisfaisantes sur l’état de la santé de l’Empereur notre auguste maître (1). Heureusement, dis-je, sa dernière maladie même a donné la preuve la mieux fondée d’une constitution assez forte pour assurer une longue conservation de jours aussi précieux – et bien nécessaires, reprit le Roi, pour le bien général, pour le repos de l’Europe[…]. Le Roi, en témoignant une amitié bien sincère et l’intérêt le plus vif pour son auguste allié, parla avec admiration de ses vertus, de ses mérites […]. Ah, dit le Roi, c’eût été un malheur incalculable que la perte d’un tel monarque, et Votre Prince Impérial (2), on ne sait pas encore ce qu’il sera […].
Suivent des considérations sur le Roi de Würtemberg Guillaume 1er, que Schönburg accuse d’être un hypocrite. Charles X répond : « Ah oui, sa figure même l’annonçait. Son regard, son sourire ont bien l’expression de la fausseté même. […] Le Prince de Metternich , j’en suis sûr, n’aime pas les illusions, il est pour le positif, son caractère est tout positif, j’espère que vous en avez de bonnes nouvelles, je l’ai vu ici avec bien du plaisir, c’est un homme d’un rare mérite, qui sert bien son maître » . Schönburg rajoute, à l’attention de Metternich : « j’y ai trouvé une nouvelle preuve combien votre présence à Paris a été utile, vous avez dessillé les yeux à qui voulait voir clair. » (3)
Charles X évoque ensuite la situation en Russie, récemment victime de mouvements putschistes :
« Qui aurait cru seulement à la possibilité, dit-il, que les idées révolutionnaires eussent pu prendre racine dans un pays à peine sorti de la barbarie (4). Les Russes, dans leur fréquents voyages en France, en Allemagne – car vous y souffrez aussi de cette épidémie – ont puisé ces idées, devenues le fléau de l’Europe. […] »
Charles X, analyse ensuite avec acuité les risques politiques en France :
« Nous avons ici des personnes qui, suivant leurs penchants, leurs principes véritables, ne voudraient au fond que réintroduire ce que vous venez de désigner par l’ordre des choses du moyen-âge. Eh bien vous les voyez tous les jours alliés d’un parti, tout opposé, je veux dire l’opposition royaliste, faisant cause commune avec l’extrême gauche. Nous avons vu le même phénomène du temps de Bonaparte, abhorré par les républicains, ceux-ci se sont unis aux royalistes pour amener sa chute. Différents en principes, un but momentanément commun, forme souvent des alliances aussi monstrueuses […] »
Schönburg se montre séduit par le fin analyste qu’est Charles X et assure Metternich que « le Roi a porté, en peu de mots, un jugement parfaitement juste, sur les sociétés secrètes en général. ». Il se permet néanmoins de faire allusion aux rumeurs : « des personnes qui approchent de près le Roi soutiennent qu’en principe il est contraire à la congrégation, de même que son fils, mais de fait entraîné par elle et l’intrigue. […] Tout le monde dit qu’il la protège particulièrement. » (5)
Charles X évoque à nouveau le Tsar de Russie : « Sa Majesté paraissait être prévenue en faveur du caractère personnel et des moyens de ce jeune monarque. Je dis au Roi, à cette occasion, que cet Empereur ne saurait vouloir la guerre, ses véritables intérêts et l’état intérieur de son Empire s’y opposent également. » (6)
Puis le Roi revient sur la situation politique en France : « Le Roi me dit qu’il avait tout lieu d’être satisfait de l’état de son pays, qu’il voyait amélioré, et qu’il espérait consolider toujours davantage. Quant à ces clameurs dont vous me parlez, il ne faut pas y attacher trop de valeur, c’est du verbiage, et l’opposition en effet est bien faible. Ce dont nous avons le plus besoin, c’est de repos. A cette occasion, et à plusieurs reprises, Sa Majesté exprima sa conviction que la paix générale seule pourrait consolider l’ordre des choses ici comme dans tous les pays. ».
Suit une discussion autour du Premier Ministre Villèle, dont se félicite Charles X et qui recueille également l’approbation de Schönburg, qui voit en lui « un homme précieux pour tous les gouvernements qui sont sincèrement attachés à cette alliance, c’est-à-dire qui veulent la paix et le repos de l’Europe. ».
Schönburg ajoute en marge, à l’attention de Metternich une longue et intéressante note sur la censure exercée par le gouvernement français (qui sera cause de la chute du Roi quatre ans plus tard).
Charles X poursuit la conversation en se félicitant de la bonne santé financière de son pays « sorti presque intact de la crise commerciale. ». Schönburg rappelle les causes géopolitiques de cette crise, encouragée par la « reconnaissance prématurée des colonies espagnoles en Amérique (7)». Charles X se range à son avis.
Schönburg termine son compte-rendu par un portrait psychologique de Charles X : « L’impression qui m’est restée de cet entretien prolongé au-delà d’une demi-heure est bien en faveur de ce monarque. Je lui ai trouvé un attachement sincère à notre Empereur et à notre cause, la volonté décidée pour le maintien de la paix, l’horreur du libéralisme, mais de la modération, de la sagesse dans les moyens de le réprimer. ». Il termine cependant par une mise en garde assez visionnaire : « malgré ces excellentes dispositions, je ne saurais absolument contredire ceux qui prétendent que ce Prince, appelé bien tard à régner, trop peu confiant en lui-même […] n’accorde pas tout l’appui à ce même ministre, dont il aurait besoin pour résister également aux excès de tous les partis qui se disputent le pouvoir ».
(1) François 1er, Empereur d’Autriche, père de Marie-Louise et allié des Bourbons
(2) Ferdinand, fils de François 1er. Il est réputé faible d’esprit et de caractère, ce qui explique l’inquiétude que suscite l’hypothèse de son accession au trône. Il succédera finalement à son père en 1835 et se laissera mener par Metternich jusqu’à son abdication en 1848, à la suite des mouvements révolutionnaires.
(3) Metternich raconte dans ses Mémoires : « En 1825, pendant mon séjour à Paris où m’avait appelé un deuil de famille, je fus reçu par le Roi Charles X. Après le dîner, nous parlâmes longuement du passé, et les lieux où nous nous trouvions me rappelèrent de bien vifs souvenirs. »
(4) Il s’agit de la tentative avortée de coup d’Etat en décembre 1825 contre le nouveau Tsar Nicolas, par des militaires qui, sous le prétexte de l’illégitimité de Nicolas, proclament son frère Constantin Empereur et exigent des réformes libérales, notamment l’abolition du servage. Le Coup d’Etat échouera et sera réprimé dans le sang.
(5) La Congrégation est une association religieuse charitable très présente dans les cercles du pouvoir au début du XIXe siècle. Soupçonnée d’espionnage au profit du Vatican, elle est dissoute par Napoleon en 1809 mais se reconstitue en 1819, séduisant de nombreux proches du très pieux Charles X, qui favorise très largement son implantation dans les hautes sphères de l’Etat. C’est l’âge d’or des « sociétés secrètes » évoquées par Schönburg, des groupes d’influence au service d’une cause.
(6) Nicolas 1er n’aurait pas dû régner : à la mort d’Alexandre 1er, en 1825, le trône revenait à leur frère Constantin. Mais ce dernier ayant contracté un mariage non conforme à son rang, il accepte de céder la priorité à son frère cadet Nicolas, qui devient donc Empereur de toutes les Russies en décembre 1825, soit quelques mois avant cette conversation.
(7) Quelques mois plus tôt a eu lieu le premier grand krach boursier de l’histoire : en 1825, de nombreux investisseurs anglais misent sur les mines d’or sud-américaines des pays nouvellement indépendants, provoquant un emballement incontrôlé puis un krach boursier à la fin de l’année. Les faillites se multiplient. Le phénomène se répand dans une moindre mesure en France, surtout dans l’industrie textile, occasionnant la faillite de plusieurs banques et entreprises textiles.
Très intéressant manuscrit sur la vision du monde selon Charles X.
1000 EUR