Albert Camus (1913-1960), écrivain

Lettre autographe (minute), sans lieu ni date [Paris, novembre 1954] adressée au Directeur du journal Le Monde, Hubert Beuve-Mery

2 pages in-8, papier à en-tête de la NRF

Puissante tribune de Camus publiée dans le Monde le 17 novembre 1954 pour condamner les exactions menées par le régime du Shah d’Iran.

Quelques années auparavant, le nouveau Premier Ministre du régime, Mohammad Mossadegh, membre du Front National, souhaite libérer le pays du joug occidental : l’industrie pétrolière, alors aux mains des Occidentaux, génère des profits colossaux pour les Anglais qui l’exploitent depuis des décennies. Mossadegh décrète la nationalisation mais les experts jugent la décision risquée : d’une part, les ingénieurs iraniens ne pas assez formés, et d’autre part la Grande-Bretagne, pour protester, organise un blocus international du pétrole iranien. Les prévisions voient juste : en quelques semaines, la production chute et les recettes s’effondrent. Mossadegh envisage alors de se tourner vers l’URSS pour vendre son pétrole. Dans le contexte de Guerre Froide, les Etats-Unis ne peuvent l’accepter : en août 1953, avec l’aval du Shah et d’accord avec la Grande-Bretagne, ils lancent une opération en sous-main pour renverser le gouvernement de Mossadegh et nommer le Général Zahedi à sa place. Mais Mossadegh résiste et refuse l’ordre du Shah, qui décide de s’exiler pour éviter un bain de sang. Le chaos règne alors dans les rues de Teheran. La situation bascule finalement en faveur du Shah, qui regagne son trône. Zahedi devient Premier Ministre. A son retour, et pendant plusieurs mois, le Shah n’épargne pas ses opposants politiques, et en particulier le Front National, parti de Mossadegh, ainsi que les communistes, alliés de Mossadegh. Les jeunes intellectuels sont aussi victimes de la répression.

C’est dans ce contexte que Camus rédige sa tribune, à l’attention de l’Ambassadeur d’Iran en France, dont voici le texte :

« M. le Directeur,

À lire la lettre que M. l’ambassadeur d’Iran a bien voulu vous faire parvenir, je crains que le gouvernement de ce pays ne se trompe sur l’état réel de l’opinion française en face des récentes exécutions iraniennes. Son représentant parmi nous semble croire en effet que seuls les milieux communistes et apparentés se sont indignés et c’est pourquoi il se donne la peine de rétablir les faits (que les milieux auraient déformé dans un esprit partisan) et surtout de démontrer la légalité des procès et des condamnations.

A vrai dire il n’y aurait en effet aucune raison de se joindre à des protestataires qui n’ont jamais élevé la voix pour les exécutions, commises à intervalles réguliers derrière le rideau de fer (hier encore deux condamnations à mort) et qui dépassent la neutralité par un équilibre scrupuleux entre la haine et l’indulgence, la haine étant réservée à l’Amérique, et l’indulgence aux pays de l’Est.

C’est même la faiblesse de cette position qu’à force de faire silence sur une certaine catégorie de fusillés elle s’enlève tout pouvoir d’intervenir efficacement en faveur des victimes d’une autre catégorie.

Mais justement le gouvernement iranien aurait tort de se reposer sur l’idée confortable que seuls les communistes et leurs alliés protestent contre ces exécutions. D’autres français le font aussi. Je ne discuterai nullement avec votre correspondant la légalité de ces condamnations. Je lui accorderai même, s’il y tient, qu’elles sont les plus légales du monde.

Car ce qui fait sursauter devant ces exécutions ce n’est pas leur illégalité, que de si loin il est difficile d’apprécier, mais leur masse. Ce n’est pas, en un mot, leur qualité, mais leur quantité. On parle de centaines de condamnations, on vient d’en exécuter vingt-trois, on nous en promet d’autres. Quand même le gouvernement iranien aurait tout le droit écrit pour lui, nous ne pouvons lui reconnaître celui de massacrer à une telle échelle. Quelles que soient les raisons juridiques ou nationales qu’on évoque, on ne nous empêchera pas de penser qu’une telle boucherie, car c’en est une, n’a qu’un rapport lointain avec la justice et la dignité nationale qu’on prétend préserver en cette affaire.

En même temps que beaucoup d’écrivains français qui ne sont ni des partisans ni des complices, je supplie donc M. l’ambassadeur d’Iran d’estimer à sa vraie valeur l’émotion soulevée chez nous par ces événements et d’user de toute son influence pour que les exécutions soient enfin arrêtées. »

La tribune, très légèrement remaniée par rapport à ce manuscrit, est publiée le 17 novembre 1954 dans le Monde. Nous joignons au manuscrit un rare exemplaire original du journal de ce jour, où est donc publiée la tribune (ainsi qu’un article de Joe Nordmann, avocat des victimes de la répression).

Puissant témoignage de l’écrivain philosophe, dont les manuscrits politiques sont rares.

4500 EUR